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Photo du rédacteurFrancesca Cinelli Murray

On tour!

Dernière mise à jour : 15 juil. 2021

Les concerts ont repris pour quelques dates en Italie encore, au nord et au sud, et ma réflexion se porte sur les conditions qui changent à chaque fois et ne sont pas toujours réunies pour qu’un concert soit exceptionnel. C’est fou le nombre de facteurs qui entrent en ligne de compte, pour l’essentiel techniques et relationnels. Je n’y avais jamais pensé de cette façon, toute à l’instant T de la musique. C’est pourtant une donnée omniprésente, pour les musiciens comme pour la production qui, ensemble et chacun dans son domaine, doivent veiller au bon déroulement de l’événement.

Tout est organisé en amont entre promoteurs et agents. Les critères requis par les musiciens sont spécifiés dans le « rider », avenant au contrat qui porte sur les conditions de réception des artistes (transport, hôtel, restauration) et sur la qualité du matériel de scène. Le choix de la sono et des micros est de prime importance parce qu’ils donnent une direction à la sonorité, à l’écoute entre les musiciens sur scène et à l’espace de liberté qu’ils vont partager avec le public. Il en va de même pour le choix des instruments qui ne sont pas toujours la propriété du musicien, ce qui m’a étonnée la première fois tant je sais la relation intime entre les deux. David se déplace toujours avec son saxophone : c’est l’objet le plus précieux qui soit à ses yeux, c’est toute sa vie, toute son histoire est dedans. Le son qu’il y a sculpté depuis plus de trente ans est à l’image de sa personnalité (« My personal sound is attached to it. I made that metal become me, my personality is inside my saxophone », dans ses propres mots). C’est dire l’extraordinaire de la relation du musicien à son instrument !


Brad (Jones) et Hamid (Drake), comme les autres contrebassistes et batteurs, voyagent aujourd’hui sans leur instrument, les conditions de transport, aérien en particulier, ayant rendu la chose très difficile. Ils doivent donc jouer sur des instruments loués, de préférence utilisés parce qu’il y a tout un monde tactile et sonore entre une contrebasse régulièrement jouée et une contrebasse neuve ou une batterie de tel ou tel type. Ils s’approprient, autant que faire se peut,

un instrument avec lequel ils n’ont pas encore d’histoire, le temps d’une balance et d’un concert ou deux, avec un professionnalisme qui ne laisse de me surprendre… Parfois, pour x raisons, toutes ces conditions ne sont pas réunies et même si pour le public, ça ne change pas grand-chose à ce niveau d’excellence musicale, j’entends, moi, le froissement de leurs ailes sur scène, la sourde lutte interne pour atteindre les hauteurs nirvanesques, sans doute parce que le vocabulaire qui fait leur son et le répertoire de David me sont plus que familiers maintenant. Une forme d’habitude heureuse ronronne en moi dont seule l’exception et la nouveauté me font sortir.

Quand l’heure est à la balance, je suis impressionnée par la capacité de David à régler tout ce qui n’est pas de l’ordre purement musical, par la façon dont le chef d’orchestre cohabite avec le musicien. Son corps devient chêne centenaire et bulldozer à la fois, inébranlable, lui qui dans la vie quotidienne marche comme s’il effleurait le sol quand il découvre un lieu et ne prête pas grande attention à sa tenue. Sur scène, son langage corporel s’ancre dans un atavisme territorial d’une profondeur ancestrale et le message qui s’en dégage ne laisse aucun doute sur la frontière à ne pas dépasser. Je suis, à chaque fois, spectatrice bluffée par cette intransigeance, par la violence contenue, apprivoisée qu’il manifeste sans sourciller, par la civilité dans laquelle il enveloppe le tout comme il le fait en toute circonstance… Et je pense à son père, Walter, éboueur, boxeur, acrobate, chasseur, fervent croyant et bricoleur de génie, tel que David me le raconte d’histoires fondatrices en anecdotes réjouissantes. Quand son fils lui a annoncé qu’il partait faire carrière dans le jazz à New York, il lui a répondu, en manière de bénédiction : « Make sure you make some money with your music and you’ll get good ». Je reparlerai, sûrement et plus tard, de Walter dont le sens du bien et du mal et la palette extraordinaire des possibles me sont absolu ravissement. Il me semble retrouver cet héritage dans la musique de David qui, ouverte à la diversité des rencontres et des chemins, ne s’encombre de nulle catégorie.

La balance, donc, l’équilibre, autrement dit, ne sert pas qu’à établir le rapport entre musiciens et ingénieurs du son, à s’assurer des réglages techniques, ce qui, je le vois bien, ne relève pas de la plus grande passion pour les musiciens. C’est aussi le moment où David teste un nouveau morceau, un nouvel arrangement, précise à Brad, nouveau venu, qu’il veut une tonique appuyée quand il chante Flowers For Albert, un rythme « a little more greasier » sur Necktar ou lance à Hamid, musicien à la sensibilité exquise, « which tune gets your blood flowing? » pour décider du premier morceau de la soirée. C’est là vraiment que la vie du concert à proprement dit commence… Et la suite, dans sa dimension relationnelle, à mon prochain billet !


8 Juillet 2021, Bari, IT


photo: Hamid Drake and Brad Jones backstage/Festival de Moers/2021

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