La belle diversité
Le trio de David a clos la saison 2022 en Pologne, dans une ambiance étonnamment prestigieuse. Je dis « étonnamment » parce que les clubs enfumés où l’on peut même parfois dîner et les festivals en plein air sont toujours inscrits au patrimoine de l’imaginaire collectif du jazz. Il n’est pas commun de voir au programme d’une salle au confort bourgeois une formation de jazz novatrice (oserai-je ajouter « composée de musiciens noirs »?). Le jazz, comme le policier en littérature auquel il est associé, est considéré comme un
genre mineur encore aujourd’hui, d’autant plus s’il s’aventure hors du sérail de son propre classicisme. Bien sûr, les grandes salles classiques de ce monde ont accueilli les compositeurs et interprètes les plus innovateurs de leur temps: Charlie Parker, Sarah Vaughan, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, John Coltrane, Don Pullen ont joué à Carnegie Hall et/ou à Pleyel. Et l’Arkestra de feu Sun Ra sera en février prochain à Carnegie! Mais cela demeure une toute petite minorité dans le large spectre des programmations de ces lieux de prestige où pourtant Bach, Mozart, Puccini ou Stravinsky ne pâliraient point de cette belle compagnie.
La superbe de l’auditorium de Wroclaw, sa perfection acoustique, l’immensité de son espace et le velours cossu de ses fauteuils ont fait le bonheur des musiciens du Brave New World Trio comme du millier de spectateurs. On m’avait placée aux deuxièmes loges, en surplomb de la scène, trop loin des musiciens à mon goût. Moi, J’aime être en coulisse, vivre le concert en invisible sur scène , derrière les rideaux, être avec les musiciens, échanger paroles, regards et baisers avec David. Là, juste là côté cour ou jardin, il n’y a pas de quatrième mur. J’écoute, je regarde, je filme et j’enregistre en toute intimité scénique et publique.
Une semaine avant Wroclaw, nous étions au festival de Guimarães avec l’octet. Comme il est difficile de déplacer une formation de huit musiciens d’un continent à l’autre pour une seule représentation (question de rentabilité), David a choisi parmi les meilleurs candidats déjà en Europe. Tous avaient joué avec lui en tournée ou en studio, dans un pays ou dans un autre, à l’exception du trompettiste. Et tous[1] étaient des exilés, pour diverses raisons : américains et cubains vivant en Italie, au Portugal, en Espagne, en Allemagne ou aux Etats-Unis qui, pour une nuit, se retrouvaient sur une scène dans le nord du Portugal à jouer la musique du maestro Murray.
De toutes les formations, ce sont les grandes que David préfère, du sextet à l’orchestre symphonique. C’est le cadre idéal pour composer, arranger et jouer tout ce qu’il entend, dit-il. « If I can have a big band with 20 strings, it is the whole world for me. Or a sextet with 12 strings like I had for my Pushkin opera. I can realize everything I hear! » Cela me fascine que l’on puisse entendre dans sa tête la complexité d’une musique orchestrale, tant d’instruments qui chacun joue une partition différente en même temps pour former un
tout… Mon art à moi, l’écriture, se joue sur une ligne! Certes, dans le soucis de l’alliance du sens, des sensations et des sonorités, mais sur une ligne.
J’essaie toujours de construire des ponts entre musique et littérature. C’est une utopie qui m’a joué des tours à l’université où la notion de territoire est plus que sensible. En franchir les limites revient à s’aventurer en terrain miné. Je crois pourtant que la transgression, le néologisme, l’oxymore et la dissonance donnent au monde son battement de cœur. Il n’est que de lire William Faulkner, Marguerite Duras, Aimé Césaire, Boris Vian et Toni Morrison, d’écouter Eric Satie, Rahsaan Roland Kirk, Billie Holiday, Claude Debussy et David Murray, enfin, tous les virtuoses qui ont suivi leur propre chemin.
1] A l’exception de Mingus Murray (guitariste) qui avait fait le voyage de New York.
photos: 1) David Murray Octet au festival de Guimarães au Portugal 2) Écriture et chambre d’hôtel
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