C’est la première fois que je mets les pieds en Pologne, pays dont je sais qu’il a été soumis à divers envahisseurs, démantelé, privé de liberté, mais guère plus. Le festival de Lublin est le troisième et avant-dernier de cette partie de notre tournée : on m’a dit que la ville ne représentait pas grand intérêt, « la Pologne quoi »…
Nous arrivons de nuit dans un hôtel dont le charme se situe, comment dire… entre l’esprit bobo et le prosaïsme soviétique, dans la monotonie de lignes, qui n’ont rien à envier à celle des couleurs, ou à la double baie vitrée de notre chambre qui donne sur une voie d’accès à l’autoroute qui ressemble à une large voie sans issue.
Après six semaines de fantaisie italienne, ça me laisse pantoise! C’est étonnant, cette impression de platitude … mais très nouveau aussi, pas dénué d’intérêt du tout. Et puis tous les musiciens invités sont logés à la même enseigne. Au petit-déjeuner, ça donne un esprit famille Ricoré fort sympathique : tout le monde se connaît ou se reconnaît sans forcément se connaître et si David ne (re)connaît pas tout le monde, sa courtoisie légendaire est toujours de mise, voire plus si affinité.
Cette fois, il est engagé pour jouer le répertoire d’un grand compositeur contemporain polonais, Andrzej Trzaskowski, avec une formation dirigée par le trompettiste Piotr Damasiewicz dit Damas, qui vient se présenter à nous à la fin du petit déjeuner : un grand gaillard à l’allure rustique, la quarantaine barbue, l’œil pétillant d’intelligence et la
conversation avenante, que l’on invite assez rapidement à prendre place parmi nous. Je
l’observe tout en discutant, un brin désarçonnée par la subtilité, la spiritualité et l’assurance qui se dessinent au fil de la discussion. La dichotomie entre son apparence et sa vie intérieure disparaît dès qu’il parle ou, comme je le verrai plus tard, qu’il joue : un personnage hors du commun aux aventures aussi diverses que les nombreuses scènes internationales qui l’ont accueilli, les milliers de kilomètres parcourus à pied, avec sa trompette, entre Korczowa et Saint-Jacques-de-Compostelle pour redonner du sens à sa vie, l’enregistrement du chant de cigales provençales que le vent avait inopinément chassées - 3 mois de patience avant qu’elles ne reviennent -, les solos filmés dans sa forêt, postés sur YouTube … Les clichés ont la vie dure!
À travers les rencontres que le festival nous offre, je découvre une vie culturelle dense et foisonnante et, ô bonheur, une vieille ville superbe que les bombes ont épargnée : anciennes bâtisses et édifices laïques et religieux aux découpes de pièce montée, rues piétonnes pavées de siècles d’histoire, chapelle gothique aux fresques byzantines, patinées
par la lumière du temps du sol au plafond, par endroits grafitées-gravées-datées par ceux qui ont participés à leur réalisation depuis la Rennaissance.
Malgorzata Sady, qui s’est timidement présentée comme interprète pour l’interview de David, nous accompagne partout de sa délicieuse présence. L’érudition de cette femme d’art est intarissable. Elle nous entraîne dans les secrets de sa ville, dévoile ce que recèle l’invisible, nous raconte la petite histoire comme la grande : le magasin de vinyles où nous avons pris quartier nocturne était une planque pendant les périodes de résistance comme la plupart des sous-sols de cette rue, le cimetière juif est à visiter, il suffit d’en demander la clé au centre rabbinique, et ainsi de suite. La Pologne de Lublin se révèle tout autrement que ce que l’on m’avait annoncé.
Le lendemain du concert, nous retrouvons Barbara, la directrice du festival de jazz dont elle est à l’origine et que j’avais rencontrée brièvement la veille. Après déjeuner, nous les suivons, elle et Malgorzata, à la Galeria Biala dans le centre culturel où se déroulent les concerts : l’art contemporain y règne en maître absolu. Anna, co-fondatrice des lieux, nous accueille dans un grand bureau où les étagères sans fin sont couvertes de pièces des diverses expositions qu’elle a organisées depuis 35 ans, au nom d’une liberté d’expression
brimée par des politiques dictatoriales. « Touch my skyn! » me dit-elle en s’approchant le bras tendu, à plusieurs reprises avant que je ne m’exécute, incrédule. « You’ve touched history! », lâche-t-elle, pince-sans-rire, ravie de l’éclat de rire qu’elle déclenche. S’ensuit une visite privée de l’exposition courante où, entre autres artistes, Irena, sa sœur jumelle, présente des rosaces façon puzzle. Ce sont des montages, cousus de fil blanc, de photos de maladies de peau en couleur découpées dans un livre d’anatomie qu’elle a chiné aux puces de Varsovie, montées sur polystyrène, qui me font rire tant je trouve l’idée complètement dingue et la femme, toute menue et débordante d’énergie, formidable d’une expression de liberté unique.
Je suis ravie de rencontrer ce groupe de femmes, toutes de la même génération, à la tête d’institutions et d’événements où j’attendrais, par habitude, des hommes. Leur accueil joyeux et provocateur ne cache pas les difficultés de leur engagement dont la profondeur, manifeste, est pour moi une fête de l’esprit.
Lorsque nous quittons l’hôtel le matin suivant pour Varsovie, Malgorzata nous attend à la réception. Elle nous embrasse chaleureusement et, alors que nous desserrons notre étreinte, elle met maladroitement dans ma main une bague : « Une petite chose en attendant de se retrouver ! »
22 juillet 2021, Malaga, Spain
photos: 1- La main rouge 2- Damas et Lydia 3- Chapelle de la Sainte-Trinité 4- affiche d'une exposition de la galerie Biala ( « Wieza Bab », Tour de Babel, « bab » signifiant également
« femme » en polonais) 5- Malgorzata Sady
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